« Cagnotte de la honte », « indécente », « qui ne contribue pas à l’apaisement »… La cagnotte en ligne créée par Jean Messiha, une figure de l’extrême droite française, a fait l’objet de débats houleux ces derniers jours. Fallait-il oui ou non la suspendre, alors qu’elle visait à soutenir un policier mis en examen pour homicide, et qu’une partie du pays était en proie à des émeutes après la mort du jeune Nahel ? Bien que la collecte ait été finalement fermée à l’initiative de son créateur, le 5 juillet dernier, la question reste vivace.
Pour GoFundMe, les choses ont été claires. Il n’y avait pas lieu de suspendre cette cagnotte qui a atteint près de 1,6 million d’euros. C’est sur cette plate-forme américaine que l’ancien porte-parole de la campagne électorale d’Eric Zemmour avait créé la collecte de fonds. Leetchi, une de ses concurrentes françaises, avait estimé à l’inverse qu’une cagnotte similaire était contraire à ses conditions générales d’utilisation. Pour comprendre pourquoi ces deux sociétés ont eu des avis opposés, il faut revenir sur ce qui est ou non permis de faire sur ces collectes de fonds en ligne – des collectes qui, à l’origine, étaient seulement destinées à faire des cadeaux en commun.
1. Est-il possible de créer des cagnottes sur tout et n’importe quoi ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, non, on ne peut pas créer des cagnottes sur tout et n’importe quoi. Les utilisateurs, lorsqu’ils créent une collecte de fonds, doivent respecter deux corpus de règles : les conditions générales d’utilisation (CGU) définies par chaque plate-forme, et les textes de loi français.
Côté CGU, GoFundMe, la plate-forme anglo-saxonne sur laquelle a été créée la cagnotte du policier, stipule par exemple dans ses conditions générales que les collectes de fonds ne peuvent pas avoir pour objet un contenu qui « reflète, incite ou promeut un comportement jugé, à notre entière discrétion, comme étant un abus de pouvoir ou une incitation au terrorisme, à la haine, à la violence, au harcèlement, à l’intimidation, à la discrimination, au financement du terrorisme… » On retrouve une formulation similaire chez Leetchi, où les contenus ne doivent pas notamment « inciter à la violence », « inciter aux crimes et délits », « être menaçant pour une personne ou un groupe de personnes », parmi de très nombreux autres points.
Vous ne pourrez donc pas créer une cagnotte qui vise tous ces objets considérés comme illicites – l’illicéité étant définie par des règles et non par une prise de position subjective, a tenu a précisé Leetchi, contactée par 01net. L’entreprise souligne que son rôle « n’est pas de prendre parti, peu importe le débat. Dès lors que la réglementation est respectée, il ne nous appartient pas de prendre position, d’émettre une opinion ou de supprimer une cagnotte en décidant si son objet est valable ou non. C’est bien le cadre réglementaire qui fixe les limites et la “validité” d’un objet ».
Car en plus des CGU, vous devez aussi respecter certains textes de loi. « La cagnotte ne doit pas, par exemple, être contraire aux bonnes mœurs et à l’ordre public – ce qui serait le cas d’une cagnotte incitant à la haine », précise Mathilde Croze, associée au sein du cabinet Lerins.
Dans une précédente affaire jugée le 6 janvier 2021, le tribunal judiciaire de Paris avait par exemple conclu que la cagnotte lancée sur Leetchi en faveur de l’ex-boxeur Gilet jaune, Christophe Dettinger, était contraire à l’ordre public. Cette dernière avait été créée, à l’origine, pour « soutenir le combat » de celui qui avait été filmé en train de frapper des policiers. Or, ce « combat » consistait à utiliser « la violence physique contre les forces de l’ordre afin, toujours selon les termes de l’objet, de “défendre les manifestants” ». Cela « heurte suffisamment la moralité et l’ordre public pour être considéré comme un but illicite », écrivent les juges dans cet arrêt commenté par Next Inpact, le 7 janvier 2021.
Notez qu’il existe aussi des règles qui interdisent certains financements via des cagnottes en ligne, comme le fait de financer les amendes ou des condamnations pécuniaires, comme le prévoit l’article 40 de la loi sur la liberté de la presse de 1880. Le principe est que vous devez payer vous-même le montant des amendes et des condamnations que vous devez.
2. Comment une plate-forme contrôle-t-elle l’objet de la cagnotte ?
Comment ces règles sont-elles appliquées, en pratique, au sein de chaque entreprise ? Leetchi explique effectuer « des procédures de contrôle automatiques et manuelles de toutes les cagnottes ». Une fois qu’une collecte est créée, va commencer pour la société qui l’accueille un travail de vérification. D’abord, elle va analyser le texte de présentation entré par le créateur de la collecte en ligne. Elle va vérifier la licéité de son objet et noter à qui elle est destinée.
Dans la cagnotte créée en faveur du policier, il est écrit :
« Soutien pour la famille du policier de Nanterre, qui a fait son travail et qui paie aujourd’hui le prix fort ». Puis, « Soutenez-le massivement… ».
GoFundMe, qui n’avait pas répondu à notre demande d’interview à l’heure de la publication de cet article, a considéré qu’il ne s’agissait pas d’un soutien au policier, mais à sa famille, selon une interview donnée à Tech&Co le 3 juillet dernier. « Actuellement, cette cagnotte est conforme à nos conditions d’utilisation car les fonds seront versés directement à la famille en question. La famille a été ajoutée comme bénéficiaire et donc les fonds leur seront directement versés », a précisé un porte-parole à nos confrères. L’entreprise a donc choisi de se concentrer sur le soutien à la famille plutôt que sur le soutien au policier, bien que ces deux éléments fassent partie de l’énoncé du texte.
Leetchi, qui avait reçu une demande de cagnotte similaire avant qu’elle ne soit retirée, nous explique que « l’objet de la cagnotte était de soutenir la famille du policier, mais le bénéficiaire désigné de cette cagnotte était le policier lui-même. Celui-ci ayant été mis en examen, cela contrevenait à nos CGU. Nous lui avons alors demandé des documents justificatifs et il n’a jamais répondu. Il a décidé d’annuler sa cagnotte lui-même et nous avons donc procédé au remboursement des participants ».
L’analyse qui en est faite est donc, d’abord, celle de l’éditeur de la cagnotte. C’est d’abord elle qui pèse le pour et le contre, en fonction de ses conditions générales.
Et dans cet examen, la façon dont une cagnotte est rédigée a son importance. Dans l’affaire de l’ex boxeur Gilet jaune, le texte de présentation de la collecte avait été modifié à plusieurs reprises pour éviter la suspension de la cagnotte – c’est évidemment la première version qui compte et qui a été retenue par Leetchi… et le juge. Dans ce dossier, l’entreprise française avait annulé la cagnotte de Christophe Dettinger, l’ex-boxeur Gilet jaune qui avait frappé des policiers, annulation contestée devant la justice. Le texte était passé de « soutien à M. Dettinger à l’occasion des violences commises sur les forces de l’ordre » à « soutien à sa famille ».
3. Une fois l’objet validé, les fonds sont-ils automatiquement versés, une fois reçus ?
Une fois que des fonds ont été versés, et que la collecte a été fermée par son créateur, comme c’est le cas pour la cagnotte du policier, le montant collecté est-il automatiquement versé ? Non, et c’est ce qui est souvent oublié par les internautes.
« Ces plateformes ne sont pas juste un portefeuille que l’on partage. On ignore souvent que ces sociétés sont soumises à des réglementations très strictes, liées aux opérateurs de services de paiement », souligne Maître Croze.
« Elles ont notamment des obligations liées à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB–FT), ce qui les oblige à mettre en place des outils pour détecter les collectes qui présentent un risque de suspicion sur ces thématiques-là. Globalement, vous devez éviter que votre plateforme serve à blanchir de l’argent et à financer le terrorisme », poursuit la spécialiste en droit du numérique.
En pratique, la société va analyser très attentivement le ou les bénéficiaires de la cagnotte. Avec, parfois, des demandes supplémentaires. Leetchi précise que son équipe en charge de la lutte contre la fraude « peut être amenée à demander des documents justificatifs afin de s’assurer de la destination des fonds et, si nécessaire, veiller à ce que l’argent soit directement versé au bénéficiaire final (hôpital, association, etc.) ». « Ils ne vous versent pas l’argent comme cela » confirme Mathilde Croze. « Il y a des cagnottes qui sont bloquées, et il y en a beaucoup plus que l’on ne le croit. Parce que la personne qui a lancé la cagnotte a récolté des fonds, mais n’est pas en mesure de justifier correctement la finalité de l’utilisation des fonds », poursuit l’avocate.
Dans l’affaire de l’ex-boxeur Gilet jaune, Leetchi, avant d’annuler la cagnotte, avait rappelé que les fonds collectés ne devaient servir qu’à financer les frais de justice conformément à nos CGU et à la législation en vigueur. La plate-forme demandait des devis et des notes d’honoraires d’avocat, précisant que « l’argent sera reversé directement sur le compte dédié de l’avocat et ce sans aucun intermédiaire », rapportaient nos confrères de Next Inpact, le 7 janvier 2021. La collecte avait finalement été annulée, les justificatifs en question n’ayant jamais été apportés.
4. Une cagnotte clôturée peut-elle être annulée ?
La cagnotte du policier, nous l’avons vu, a été clôturée par son initiateur, Jean Messiha, le 5 juillet dernier. Mais elle est susceptible d’être encore annulée, une action en justice pouvant voir le jour. Deux députés (Mathilde Panot (LFI) et Arthur Delaporte (PS)) ont en effet saisi la procureure de Paris pour demander son annulation pour trouble à l’ordre public. Checknews précise aussi, le 5 juillet dernier, que SOS Racisme et la famille du jeune Nahel ont également porté plainte.
Si ces plaintes aboutissent, les juges devraient décider d’une éventuelle violation de l’ordre public. Ce « concept est mouvant, il évolue en fonction de l’évolution de la société et dans le temps. Ce que l’on va considérer aujourd’hui comme contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs est laissé à l’appréciation du juge », rappelle Maître Croze.
Le contexte et les circonstances dans lesquelles la cagnotte s’inscrit va aussi jouer un rôle. Dans l’affaire du policier, le fait que la cagnotte ait été initiée par une figure de l’extrême droite, qu’elle se soit transformée en soutien à une personne accusée d’homicide, et que des émeutes aient éclaté pourrait, si l’affaire finit sur les bancs de la justice, peser dans la balance. Car « ce sont aussi les circonstances qui amènent le juge à considérer que c’est une incitation à la haine », souligne Maître Croze. Le fait que le texte de la cagnotte précise que le policier « a fait son travail » pourrait aller dans ce sens. En cas d’annulation, les fonds seraient reversés aux donateurs.